Tribune de Jean-Loup Bonnamy dans Le Point

Publié le 13 Janvier 2019

Samedi 5 janvier, la France a connu de nouvelles manifestations – avec de nouvelles scènes de violences – dans le cadre de la mobilisation des Gilets jaunes. Sociologiquement, l'analyse du mouvement des Gilets jaunes est claire. Il suffit de lire les travaux du géographe Christophe Guilluy pour comprendre. La mondialisation a coupé la France en deux : d'un côté, les métropoles (gagnantes de la globalisation), de l'autre, la France périphérique, qui, elle, est perdante. Chassées par la gentrification, les classes populaires ont rejoint cette France périphérique qui regroupe les espaces ruraux et périurbains, les petites et moyennes villes de province ou encore les DOM-TOM. Étranglées par des fins de mois difficiles, ce sont elles qui se révoltent aujourd'hui.

Politiquement, il s'agit d'une situation originale : un mouvement social hors syndicats et sans leaders fait face à un pouvoir sans relais sur le terrain. C'est pour cela que la mobilisation dure aussi longtemps et qu'on n'entrevoit aucune sortie de crise. Le président de la République et les manifestants sont seul à seul. Ils se regardent dans le blanc des yeux mais n'ont rien à se dire, incarnant deux mondes que tout sépare. Comment un pouvoir hors-sol pourrait-il négocier avec un mouvement contestataire lui-même complètement désorganisé ? Malgré leur opposition, Emmanuel Macron et les Gilets jaunes ont un point commun : ils ont les mêmes fantasmes de démocratie participative, le même dédain pour les corps intermédiaires et les structures.

De grandes régions sans âme

Sans le savoir, Emmanuel Macron et avant lui François Hollande sont à l'origine de cette situation. Ils ont été les premiers des Gilets jaunes. En effet, de 2012 à 2017, le président socialiste a mené une série de réformes institutionnelles qui ont brisé les différents relais du pouvoir sur le terrain. Première étape de cette destruction : l'interdiction du cumul des mandats. En cumulant un mandat local et un mandat national, l'élu (par exemple, un député-maire) assurait le lien entre la réalité locale et le pouvoir central. Fort de son expérience de terrain, il était une courroie de transmission. Deuxième étape de la destruction : la réduction du nombre de régions par la fusion de celles déjà existantes. Or, plus une collectivité est grande, moins elle est proche de ses administrés. Ce gigantisme empêche désormais de prêter attention aux problèmes locaux. Créer de grandes régions sans âme, qui sont de purs blocs administratifs et non plus des réalités historiques et culturelles, n'a fait que marginaliser davantage les territoires périphériques (ceux des Gilets jaunes) au profit des métropoles. Aujourd'hui, un Basque de Biarritz, près de la frontière espagnole, et un Poitevin de Beuxes (près de Tours) vivent à 520 kilomètres de distance, mais appartiennent à la même région et doivent tous deux se rendre à Bordeaux pour régler une affaire au conseil régional. Bien sûr, une éventuelle suppression des départements aggravera encore ce problème.

Bien loin de rompre avec cette logique, le macronisme l'a accentuée. Normalement, un président peut espérer s'appuyer sur un parti. Si la Ve République n'est pas le régime des partis, elle leur accorde une place centrale dans la vie démocratique, comme l'indique cette phrase de la Constitution : « Les partis concourent à l'expression du suffrage. » Or, La République en marche n'est pas un vrai parti politique. Service d'ordre, militants expérimentés, élus informés et proches de la population, permanences, réunions régulières, maillage du territoire..., tout cela lui fait cruellement défaut.

Des députés « dociles » à Macron ne « lui servent à rien »

De plus, court-circuiter les corps intermédiaires et les élus locaux est l'un des piliers du macronisme. Le président de la République – formé à l'ENA, passé par les grandes administrations centrales et n'ayant jamais exercé un mandat local ou parlementaire – s'est toujours méfié des élus. Ainsi, la mesure-phare du programme de 2017, à savoir la suppression de la taxe d'habitation (suppression qu'il faut bien compenser par d'autres impôts... par exemple, la taxe sur l'essence), est un moyen de reprendre la main financièrement sur les collectivités territoriales. De même, le macronisme voulait déprofessionnaliser la politique en faisant appel à « la société civile ». Or, en fait, la politique, c'est un métier. Beaucoup de députés de la majorité actuelle sont inexpérimentés et ont été choisis par le président. Ils ne connaissent pas le métier d'élu et sont coupés du terrain. Leurs tracts sont standardisés et désindividualisés. Avantage de ces députés pour le président : ils sont dociles. Inconvénient : en cas de crise, ils ne lui servent à rien.

Emmanuel Macron a bénéficié de la vague de « dégagisme » qui avait touché Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, François Hollande, Manuel Valls, François Fillon. Aujourd'hui, on ne voit plus en lui le représentant du renouveau, mais l'incarnation des élites traditionnelles : il est donc à son tour touché par cette même vague. Pour s'en protéger, il lui faudrait des relais sur le terrain. Or, ces relais, ces médiations, il ne les a pas. Lui et son prédécesseur les ont méthodiquement détruits. Le président de la République a voulu être Jupiter. Mais dans la mythologie gréco-romaine, les dieux principaux (ceux de l'Olympe), sur qui règne Jupiter, étaient entourés de milliers de divinités intermédiaires et subalternes, qui les séparaient des simples mortels. Si Jupiter est Jupiter, c'est justement parce qu'il vient couronner cette multitude de dieux sur laquelle il peut s'appuyer. S'il avait été seul face aux Hommes, il n'aurait pas pu être lui-même. Avec la crise des Gilets jaunes, on vient de découvrir le talon d'Achille inattendu du macronisme : entre être Jupiter et se passer des intermédiaires, il faut choisir.

* Jean-Loup Bonnamy est normalien, agrégé de philosophie.

Rédigé par Eric STRAUMANN

Publié dans #Actualité

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